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KANLENTO-AVULETE "vaillant combattant, nous devons lutter"
12 juin 2012

Notes de lecture - Ce qui lie Léopold Sédar

Notes de lecture -
Ce qui lie Léopold Sédar Senghor et Walt Whitman -
Léopold Sédar Senghor et Walt Whitman pour l’idéal humaniste universel par Abou Bakr Moreau l’Harmattan 2010 194 pages

 

 Poètes de la décolonisation de leurs pays, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et Walt Whitman (1819-1892), que de prime abord rien ne rapproche, sont motivés par l’ambition de se battre pour la réalisation d’une Civilisation de l‘Universel. L’universalisme des deux auteurs part de la base de l’échelle sociale pour mieux se fonder ; il va du «sublime de ceux qui sont en bas». C’est «l’homme ordinaire» qui y est sublimé ; il devient alors une valeur universelle placée au centre de l’univers. Mais c’est à l’univers dans sa totalité que les deux poètes ont cependant fait leur déclaration d’amour. Pleinement impliqués dans les débats et les combats de leur temps, l’un et l’autre des deux poètes ont cependant choisi de faire de la poésie pour la vie, car ils sont convaincus que la poésie transcende le politique. C’est par un acte de culture que les deux poètes arrivent à conférer à leur œuvre une dimension universelle et c’est la préoccupation universaliste qui fait que leur œuvre est encore de notre temps.

 

La poésie est un acte inaugural et transcendant. C’est à la fois un acte de langage et un moyen d’action qui doit servir d’aiguillon pour le triomphe des valeurs de vie. Elle est bien l’articulation d’une vision du monde qui est destinée à inspirer l’action. Léopold Sédar Senghor et Walt Whitman vaticinent l’espoir d’une humanité pacifiée qui fait un usage plus raisonnable des produits et autres commodités qu’offre en général le progrès technologique de notre temps. Et c’est par les liens humains resserrés que l’on arrive à une communauté humaine unifiée, en somme l’idéal humaniste universel.

Chez les deux poètes, l’humanisme, le lyrisme et l’optimisme sont comme des clés qui nous permettent d’ouvrir les portes qui semblent constituer chez Whitman le transcendantalisme et quakerisme et chez Senghor le Royaume d’enfance et les influences religieuses et culturelles que le jeune homme y subit, afin d’accéder aux sources vives de l’inspiration de l’un et de l’autre et à la genèse de la Civilisation de l’Universel. Chez l’un comme chez l’autre, l’œuvre poétique est inspirée par l’euphorie, du Royaume d’enfance chez Senghor, de l‘indépendance et de la grandeur de son pays chez Whitman. Mais l’universalisme comme vision du monde et philosophie de vie émane de l’insatisfaction profonde de l’humanisme face à la situation de l‘homme «ordinaire». Ce sentiment se transforme en projet qui accompagne la vie de l’un comme de l’autre. L’universalisme part de la base de l’échelle, «du sublime de ceux qui sont en bas», pour mieux se fonder.

L’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor accompagne les grands moments de sa vie. Expérience et création sont indissociablement liées ; à chaque étape majeure de la vie de l’homme correspond un moment où l’expérience se traduit dans l’écriture. La vie du poète négro-africain se déroule tel un roman, où le lecteur retrouve la grâce de l’enfance, la solitude de l’exilé, l’expérience de l‘engagement politique, mais en même temps la façon dont l’auteur, qui se confond avec le personnage central, a su transformer sa vie en écriture, et mettre ses autres activités au service de cette dernière qui finit par les transcender. C’est aussi l’attitude du poète américain qui n’a produit qu’un seul recueil qu’il n’a cessé de réécrire suivant les différentes étapes de sa vie. Whitman est l’auteur d’un seul livre, aussi l’homme d’une seule idée, d’une seule pensée, l’universalisme, qui cependant a le bonheur de mettre le poète, l‘homme tout court, au service des hommes, aussi bien dans sa pensée que dans les actes qui en constituent le prolongement.

Familiarité aux poètes classiques français

Il ne faudrait pas voir dans l’œuvre des deux poètes une simple transcription du réel vécu, encore moins une poésie lyrique uniquement d’inspiration autobiographique. Chez l’un comme chez l’autre, en effet, l’œuvre poétique transcende l’activité politique et l’entreprise poétique est dans une large mesure éthique ; c’est l’homme qui en est la fin ultime. L’un des parallélismes les plus marqués entre les deux poètes est leur commune familiarité aux poètes classiques français. L’œuvre du poète négro-africain a, de propos délibéré, tourné le dos aux règles, conventions et traditions stylistiques relatives à la rime, à l’alexandrin ou au sonnet pour adopter le vers libre et le verset.

Cependant elle ne s’autorise aucun écart grammatical et est profondément inspiré, aussi bien du point de vue du fond que dans la forme, de grands classiques tels Baudelaire, Claudel, Saint-John Perse, Rimbaud, Verlaine, Valéry… qui sont autant de poètes familiers, à des degrés divers, au poète américain aussi, et évidemment de l’œuvre du théologien et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin qui a prédit l’avènement d’une «Civilisation de l’Universel» qui se traduirait par une «convergence panhumaine». Il est utile de préciser que «la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition créatrice», pour reprendre la formule lapidaire bien connue de Roman Jakobson.

La poésie de Senghor part d’une expérience personnelle qui elle-même commence à Joal, avec l’évocation du Royaume d’enfance. L’expression forgée par le poète (qui a tellement été reprise est bien conçue et pourrait finir par devenir un nom commun) revient une quinzaine de fois dans l’œuvre ; elle est suffisamment récurrente pour indiquer la place du lieu où prirent naissance l’homme mais aussi l’œuvre du poète. L’ensemble du premier recueil du poème Chants d’ombre est très représentatif du lyrisme de Senghor. Comme Whitman, Senghor a un esprit ouvert et très éclectique : il aime lire dans les textes les auteurs latins et grecs lyriques en général et en particulier Virgile, Pindare et Platon. Et comme pur produit Whitman l’autodidacte qui se fait très pédagogue et maître d’école, Senghor est professeur agrégé de grammaire française et il enseigne dès 1935 dans des lycées français.

Mais à la différence de Senghor grammairien, académicien, Whitman est un pur produit de la culture populaire. C’est le spectacle de la rue qui l’attire et qui inspire son œuvre. Le poète se fait universaliste en adhérant au cosmopolitisme new-yorkais et au prix d’une incessante déambulation au cœur de la ville, en s’associant spontanément aux gens de petite condition, ces individus par qui bat le pouls de la ville : les pompiers, les conducteurs d’omnibus, les rustres du port et de la ville, les taverniers, les pilotes du bac de New-York, etc.

Le poème est dans son contenu un chant pour eux

Chez l’un comme chez l’autre, le poème est dans son contenu un chant, c’est-à-dire qu’il est composé avec harmonie et est destiné à être repris. La poésie se confond avec le chant et de ce point de vue il n’est de poésie qu’en musique. Whitman le doit à la culture populaire urbaine dont il s’inspire. Et Senghor ne dit-il pas qu’en wolof, c’est le même woy qui sert à désigner aussi bien le poème que le chant. Le poète se fait plus explicite : «Le poème africain […] se désigne par le mot chant, le poème […] n’est accompli que lorsqu’il est chanté avec un accompagnement musical». La façon dont le poète humaniste Whitman en tant que créateur met au monde son texte s’articule avec une vision du monde. Senghor aussi a établi la corrélation entre la poésie et l’action, ce que le titre de son essai «La Poésie de l’action. Conversations avec Mohamed Aziza, (Paris, Stock, 1980)» indique d’emblée.

Le poète négro-africain est comme Whitman impressionné voire éperdu devant le gigantisme du Nouveau Monde auquel il ne se sent nullement étranger. Quand le poète s’exclame «New York ! Je dis New York…», il le fait avec l’enthousiasme de quelqu’un qui appartiendrait à la ville et une solennité suivant le procédé de nomination propre aux griots africains auquel le poète a souvent recours. Senghor, Baudelaire et Whitman ont évoqué la ville à des degrés divers et sous des formes différentes. Selon Walter Benjamin, la figure de la ville peut être invisible, mais elle n’est pas absente ; c’est une «figure cachée», d’autant plus essentielle dans le poème que ce sont ces effets qui sont visibles, telles les voiles d’un navire gonflées par le vent. Senghor évoque «les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierre» et il se laisse séduire par la beauté de la «Grosse Pomme» immense et impétueuse, avec ses «yeux de métal bleu» et ses «grandes filles d’or  aux jambes longues/ … les hautes cendres des terrasses».

Claudel est tout aussi amusé par la ville de New York, présentée dans sa surface et sa hauteur. Il déclare la ville comme «un entassement extravagant de tours, de coupoles, d’énormes bâtisses à dix, quinze et vingt-cinq étages, banques, journaux, office buildings». C’est en universaliste que Senghor exprime son goût pour l’Amérique. Il déclare que «le mouvement de la Négritude - la découverte des valeurs noires et la prise de conscience par le Nègre de sa situation - est né aux Etats-Unis d’Amérique et son œuvre s’inscrit clairement dans la perspective d’un combat culturel pour l’émancipation de l’homme Noir où qu’il se trouve. Le combat est d’autant plus universel que le mouvement est lui-même universel».

Leur attachement à la ville

L’intérêt des poètes pour la ville est à trouver dans l’universalité du cadre. Le siècle de Senghor est d’une part celui de l’expansion des villes à travers l’univers et de l’autre celui de la rupture progressive et irréversible avec les règles stylistiques de la poésie. Whitman indique : «Je vois les grandes villes de la terre et me fais au hasard citoyen de chacune d’entre elles». En réalité, la ville a ceci d’universel qu’elle est à des degrés divers mais dans tous les cas le produit d’un mélange, d’un brassage, et le cadre de rapports et d’échanges, fût-ce sous la forme de tensions et de violences. C’est la ville qui efface l’identité pure de l’individu et qui fait ressortir les variations ; Il n’y a que la ville qui représente un microcosme du monde et de l’univers. Enfin, pour reprendre la formule du poète français, c’est dans «la fréquentation des villes énormes, le croisement de leurs innombrables rapports» que les poètes composent une poésie en prose et c’est par un rapport plus ouvert au reste du monde qu’ils arrivent à prôner l’universalisme.

Le poème en prose est ce qui rapproche le plus le poète américain de Paul Claudel. Mais Whitman va plus loin en développant des versets au long souffle sous forme de catalogues. Senghor s’inspire de Claudel et l’atteste : «En tout cas, la première fois que j’ai lu les poèmes de Péguy, plus tard de Saint John rêvé… Comme Perse, mais d’abord de Claudel, ils me firent l’effet des poèmes idéaux auxquels j’avais rêvé… Comme étudiant, comme professeur, surtout comme poète, j’ai analysé la poésie de Paul Claudel. Mais, si j’ai cru la comprendre, si j’ai pu l’assimiler, c’est en me référant, essentiellement, à la Parole négro-africaine, telle qu’elle s’exprime dans les poèmes. Parmi les Français, c’est le poète Paul Claudel qui m’a le plus charmé, partant influencé. Ne serait-ce que sous la forme de verset, que j’ai fini par adopter».

Puis il indique : «L’on imite que celui à qui on ressemble.» L’usage du verset dans l’ensemble de son œuvre et en particulier le vers claudélien de «Chants d’ombre» à «Hosties noires» permet de mesurer la profondeur de l’empreinte reçue. En définitive, cette tentative de rapprochement met en évidence des identités remarquables mais aussi les différences fondamentales entre les deux poètes, qui remontent aux sources vives de leur inspiration, aux influences reçues des poètes classiques français, et à leur démarche pour arriver à prôner l’universalisme. C’est la préoccupation universaliste des deux poètes qui rend leur œuvre contemporaine. Ce livre est écrit dans une belle langue. Il contient des réflexions fort stimulantes. Il mérite d’être sérieusement lu et critiqué. Il dégage un parfum de sympathie qui cache la position de Senghor, le défenseur du système colonial français.

Amady Aly DIENG

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