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KANLENTO-AVULETE "vaillant combattant, nous devons lutter"
31 mai 2012

Césaire et la formation — politique de la

Césaire et la formation — politique de la jeunesse africaine

 

L’évocation d’Aimé Césaire dans le monde renvoie inévitablement à ses combats de longue durée contre toutes formes de violences injustes, de colonisations et de discriminations. Ces trois derniers termes posent, ainsi, les fondements de la pensée césairienne. Enfant d’Afrique et de Martinique, il pense avec une conscience globale de ses racines et de sa réalité. En Afrique francophone, la connaissance d’Aimé Césaire commence au collège et au Lycée à travers l’enseignement de la littérature négro-africaine. Le Cahier d’un retour au pays natal et le Discours sur le colonialisme sont les textes les plus connus et les plus étudiés. Une saison au Congo, Moi Laminaire et La tragédie du roi Christophe reçoivent un accueil sans pareil. Les thèmes qu’il évoque interpellent les Africains et les renvoient aux rapports de domination et à la responsabilité de recouvrer la dignité du continent.

Cette trame traverse toute l’œuvre de Césaire au point que chaque poème est une interpellation, une convocation, un appel à l’action surlignée par des vers qui défient les règles de la poésie française. La versification césairienne est à elle seule une mutinerie contre la littérature dominante qui ne fait de place ni aux Africains ni aux Antillais. Encore moins, lorsqu’ils « pervertissent » ses règles, son esthétique et corrompent sa beauté construite à coup de règles géométriques et d’alexandrins. La littérature de Césaire est une injonction à la lutte. C’est du reste pour cette raison qu’il connut la marginalisation au profit de son ami Senghor. C’est aussi cela qui attire les jeunes africains, passionnés par un discours qui parle d’eux et les invite à l’action. Dans un pays comme le Niger, l’épreuve de français en classe de première comprend, immanquablement, les textes de Césaire sur le colonialisme. La jeunesse scolaire et militante d’Afrique francophone commence son parcours idéologique, syndical et politique par les textes d’Aimé Césaire.

En lisant les poèmes de Césaire, les jeunes reçoivent à la lettre des « armes miraculeuses » comme une sorte de décharge symbolique qui traverse la conscience. Césaire est étudié dans les écoles en tant qu’auteur africain. Il n’y a pas, dans son travail, pour les élèves que nous étions, rien qui ne soit africain. On le trouvait simplement différent car sa poésie rebelle refuse de respecter les règles classiques des lettres françaises. Cet aspect iconoclaste et subversif démontre qu’on peut faire de la poésie sans respecter ses règles qui se révèlent comme autant de carcans que de freins à la création artistique.

Une autre chose qui nous a beaucoup intéressée dans le travail de Césaire : sa poésie est la « voix de ceux qui n’ont plus de voix ». En effet, pour les jeunes que nous étions, il ouvre la voie à une expression nouvelle et différente. Il nous ouvre surtout la voie de la contestation par le verbe, par la poésie donc pacifique. La poésie de Césaire a largement influencé les leaders du mouvement scolaire africain de l’Ouest des années 1960 à 1990. Ces derniers ont fait de la création artistique un outil révolutionnaire et dévastateur pour l’adversaire dans le contexte des dictatures militaires. La lecture de Césaire alimentait beaucoup la création politique de la jeunesse africaine. C’est aussi grâce à cela qu’elle renversa les dictatures des années 1990 et rouvrir à nouveau le chapitre de la démocratie, avec ses mains nues et ses armes miraculeuses.

L’Afrique au cœur de l’œuvre de Césaire

Le travail de Césaire n’est pas seulement de la littérature, c’est un combat contre toutes les formes d’injustices et pour l’unité de tous les fils d’Afrique. Un aspect important de l’œuvre de Césaire, c’est qu’il se considère comme Africain. Depuis sa Martinique, il ne se considère ni exilé, ni immigré : Africain, tout simplement. La place de l’Afrique dans ses œuvres le témoigne. Il est sans doute un des premiers auteurs à penser la « global Africa ». Lire Césaire en Afrique, c’est donc découvrir les paroles de combats d’un fils de l’Afrique. Jamais l’Afrique n’a été aussi bien défendue que dans les poèmes de Césaire. Il a l’habitude de dire que « ma poésie parle pour moi ». En effet, dans son poème Afrique, il saisit en quelques sonnets toute l’histoire des souffrances d’un continent et de ses diasporas. Ces souffrances qui mènent à lui et aux insondables problèmes auxquels il fait face en tant qu’intellectuel Noir.

« ta tiare solaire à coups de crosse enfoncée jusqu’au cou/ils l’ont transformé en carcan ; ta voyance/ ils l’ont crevée aux yeux ; prostituée ta face pudique ;/emmuselée, hurlant qu’elle était gutturale,/ta voix, qui parlait dans le silence des ombres. »

Césaire est, aussi, porteur de cette souffrance et de ces injustices face auxquelles il envoie ses salves miraculeuses. La notion de « mon peuple » renvoie chez Césaire au « monde Noir » dans son ensemble car selon lui à quelques différences près les problèmes restent les mêmes. « Fraternité, égalité, liberté et identité » comme il aime à le répéter. Ses interrogations globales concernent le « monde Noir » dans son ensemble. Il ne se pose pas la question comme certains, aujourd’hui, de savoir par exemple s’il existe ou non une « conscience afro-caribéenne », d’une « identité noire transnationale », d’une « question noire » et d’une « double identité ». La « global africanity » lui paraît une évidence et traverse, en cela, toute son œuvre. On ne peut pas dire qu’il ignore « l’antillanité » ou tout autre processus d’endogénisation. Bien au contraire, il les articule, les imbrique et les dépasse dans une vision ouverte et globale qui s’appuie sur l’Afrique comme racines, plate-forme culturelle et patrimoine.

Le poète-maire connaît, sans doute mieux que quiconque, les spécificités des Antilles et de l’Afrique. Il appartient à tous ces mondes et lui leur appartient. Dans les deux cas, ce qui l’intéresse, ce sont les conditions socio-économiques et politiques des peuples, les rapports de domination et les entreprises pour la libération. C’est ce positionnement qui rend sa pensée globale et transforme son auteur, d’un même mouvement, en intellectuel organique d’un monde noir unifié. Et cette vision qui anticipe la question de l’unité africaine est un autre marqueur de la conscience politique contemporaine de l’Afrique. On ne peut concevoir l’œuvre de Césaire sans cette vision globale de l’Afrique qui s’étend du continent aux Amériques en passant par les Caraïbes.

L’unité et la dignité du monde noir dans l’œuvre de Césaire

Un des aspects qui saisit les Africains, c’est aussi la manière dont il interpelle les uns et les autres pour le combat commun. Il a appelé sans cesse à la responsabilité de chacun. Chaque mot et chaque sonnet est une décharge tellement forte qu’on se sent directement visé. Dans son poème, Hors des jours étrangers, on peut lire : « Mon peuple/ quand /quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre/ au carnaval des autres/ ou dans les champs d’autrui/l’épouvantail désuet/ ». L’Afrique est donc au cœur de ses soucis. En même temps qu’il est intransigeant contre les injustices, Césaire veut susciter une réflexion des victimes sur elles-mêmes. Car de toute façon, rien ne pourrait être fait sans qu’elles ne se réveillent c’est-à-dire « cesser d’être le jouet sombre au carnaval des autres ». Ces paroles sont valables pour le « peuple de Césaire » d’Afrique, d’Amérique et des Caraïbes. La résonance est d’autant plus forte que Césaire écrivait pendant que des Africains sont alors exposés à Paris et dans les grandes villes de France. La colonisation battait son plein et les indépendances ne sont même pas envisagées.

Aujourd’hui encore, ces poèmes portent la même résonance avec plus de préoccupation, car malgré les indépendances et les droits acquis, la situation reste encore caractérisée par la domination, le pillage et les discriminations. Le continent africain, riche de ses matières premières continue d’être sous le contrôle de « l’autre » qui en fait son « jouet sombre ». Césaire cultive ce lien secret avec l’Afrique. Dans un poème dédié à Léopold Sedar Senghor, il jette un regard sur l’Afrique depuis son « île Lointaine » : « Je vois pousser des nations. Vertes et rouges, je vous salue,/bannières, gorges du vent ancien, /Mali, Guinée, Ghana. »

Aimé Césaire est le porteur d’espérance pour une Afrique qui ne doute plus. Les trois exemples que portent les vers de Césaire incarnent les expériences les plus importantes sur l’unité africaine : la fédération du Mali finalement mise à mal par les partisans de la France. Ces derniers et leurs commanditaires n’ont pas voulu de cette unité. Une Afrique unie ne fait pas l’affaire des colonisateurs. L’expérience de la Guinée est celle du « non à De Gaulle », en 1958, par Ahmed Sékou Touré. Ce dernier a choisi « l’indépendance dans la misère à la richesse dans l’esclavage », comme il aimait à le répéter aux Français. La suite est connue de tous. Torpillée de toute part, la révolution guinéenne a sombré dans une dictature qui du reste s’est prolongée même après la mort de Sékou Touré.

Le Ghana dont parle Césaire est celui du panafricaniste Kwame Nkrumah, un des premiers à agir pour l’unité du « monde noir » et de l’Afrique. Kwame Nkrumah est le père de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Le panafricanisme en tant que philosophie est la somme des réflexions d’Africains, de Caribéens et d’Africain-Américains. La part de Georges Padmore est tout aussi importante que celle de Nkrumah et de dizaines d’autres. Ils ont poussé le Ghana au devant de la scène africaine pour matérialiser un projet d’unité effective. Lorsque les « colonisateurs » perçurent l’enjeu du panafricanisme, Nkrumah fut renversé du pouvoir avec l’aide du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Nkrumah se réfugia alors en Guinée Conakry où le président Sékou Touré le nomma co-président de Guinée. La formule était belle. Mais l’expérience du panafricanisme s’est arrêtée définitivement sur le continent. Lorsque, Césaire voit dans ces initiatives des espoirs pour le continent, il ne s’est pas trompé. Les obstacles posés à ces « nations vertes et rouges » sont comparables aux misères du poète-maire dans son île depuis sa lettre à Maurice Thorez.

On mesure, alors, la tristesse et les souffrances d’Aimé Césaire lorsque les dictatures de la « françafrique » se sont emparées de l’Afrique à coup de guerres pseudo-tribales, pseudo-ethniques et des coups d’Etats. Quand on y ajoute les catastrophes naturelles et la relation qu’en donnent les médias occidentaux et français, les souffrances de Césaire sont immenses. Malgré tout, Césaire reste arrimé au continent africain en démenant les enjeux autour de ces « catastrophismes » qui amènent certains Caribéens à renier l’Afrique ou tout au moins l’expurger de leur conscience afin de retrouver les ressources d’un nouveau départ dont les racines ne seraient qu’Antillaises. Jamais, Césaire ne s’est accommodé d’une telle perspective qu’il qualifiât d’absurde parce que fondée, idéologiquement, sur le rejet et l’exécration de l’Afrique ; le rejet de ce qui constitue la matrice même de son œuvre. Comme pour dire non à toute perspective qui le séparerait de l’Afrique, il scande dans son poème Ethiopie : « au nom du baobab et du palmier/de mon cœur Sénégal et de mon cœur d’îles/ je saluai avec pureté l’eucalyptus/ du fin fond scrupuleux de mon cœur végétal ». Ce poème est dédié au fondateur des Editions présence Africaine, éditeur et ami de Césaire : Alioune Diop. Celui-ci réalisa cette entreprise qu’avec l’aide des artistes et soldats noirs américains de Paris et des Caribéens, de la trame de Césaire, qui ne lui demandaient alors aucun droit d’auteur. Comme dans le cas du panafricanisme, l’union caribéenne, africaine et africaine-américaine produit des projets avec un impact durable. La maison d’édition Présence Africaine existe toujours.

Dans un poème dédié à Senghor, Césaire réaffirme son panafricanisme, sa pensée globale et son ressourcement indéfectible à l’Afrique. La forme de ce poème est de pure beauté. Je me souviens encore qu’en classe de première, il nous provoquait des frissons, nous envoutait quasiment et surtout nous imposait la sincérité pour l’Afrique et le monde noir : « Alors dit-il, ma solitude aura beau se lever d’entre les vieilles malédictions/ et prendre pied aux plages de la mémoire/parmi les bancs de sables qui surnagent/ et la divagation déchiquetées des îles/ je n’aurai garde d’oublier la parole du dyali. ». Les jeunes qui lisent ces paroles sont convoqués par Césaire. Ce dernier les sensibilise, les forme et les oriente vers une conscience encore plus aiguë de ce qu’être africain dans un monde en proie à des batailles d’intérêts. Un monde qui a fait la traite négrière, la colonisation et la néocolonisation. La notion de la prise de conscience est centrale dans l’appropriation de l’œuvre de Césaire. Mais en même temps, il les invite à s’ouvrir et dépasser cet héritage. Mieux, ils ne sauront se réaliser dans l’enfermement et le recroquevillement sur eux et leurs problèmes. S’ouvrir, s’est être perméable à toutes les initiatives qui viendraient d’Afrique, des Amériques et des Caraïbes. Autrement dit, ni les Africains-Américains, ni les Caribéens, ni même les Africains s’en sortiront sans une véritable unité, sans des ponts entre ces mondes qui leur appartiennent.

Pour les jeunes africains, Césaire est le « sage absent », tout simplement. Nous lui devons une part considérable de nos ressources idéologiques, politiques et poétiques. Aujourd’hui, il prend sa place d’ancêtre. Enfin, par son immense œuvre, Césaire a placé les Caraïbes dans la conscience et le cœur de la jeunesse du continent. Il m’a permis de rêver de sa Martinique natale couverte de poésie et d’Afrique, de rêver y vivre, comme le juste devoir d’un disciple à son maitre. Parce qu’il a établi ce pont entre l’Afrique et toutes les Caraïbes. Comme jadis, Marcus Garvey rétablissait le pont entre les Caraïbes, les Amériques et l’Afrique. La « conscience politisée », « afrrocentrée » et « anti-impérialiste » des Jamaïcains puise ses ressources dans l’œuvre de Marcus Garvey. Leur passion politique de l’Afrique puise dans les sacrifices de Garvey dont ils s’approprient, s’identifient et cherchent à mettre en place. Cette Afrique placée au cœur des Jamaïcains par les combats des nègres marrons comme Paul Boogle et de bien d’autres. Cette rébellion permanente contre Babylone poursuivrait l’héritage des nègres marrons.

Dans tous les cas, l’œuvre de Césaire s’inscrit dans une filiation de combat. On peut dire la même chose de l’œuvre de Gorges Padmore et de Walter Rodney. Césaire est incontestablement de cette lignée.

De tous les écrivains des Antilles françaises, c’est sans doute celui qui a le plus inscrit l’Afrique dans son œuvre, sa vie et sa mort. Il disait en 1977 : « Ah l’Afrique ! … C’est un des éléments qui m’a singularisé parmi les Antillais. J’ai été le premier à leur parler de l’Afrique. Non pas que je la connaisse tellement bien, mais j’ai toujours l’habitude de dire que l’Afrique fait partie de moi-même. Elle fait partie de ma géographie cordiale. Je dois beaucoup à l’Afrique. C’est elle qui m’a permis de me connaître moi-même. Je ne me suis compris que lorsque j’ai fait un détour par l’Afrique. On ne peut comprendre les Antilles sans l’Afrique et c’est pourquoi il est absolument vain d’opposer l’antillanité à la Négritude parce que sans la Négritude, il n’y a pas d’antillanité. La Martinique et les Antilles dites françaises sont évidemment au confluent de deux mondes : un monde européen et un monde africain (…) C’est une rencontre entre l’Afrique et l’Europe, mais la composante essentielle, le soubassement, c’est l’Afrique ».

Ces mots expliquent l’engouement des Africains pour lui. Jamais les « images de l’Afrique » dans les médias qui poussent certains afrodescendants à expurger l’Afrique de leur conscience ne l’ont fait changer d’avis. L’Afrique est pour lui une réalité vivante avec laquelle on ménage l’existant. Peu d’hommes sont, en effet, capables de garder un tel cap, une telle constance dans le lien à l’Afrique. C’est cela qui rend Césaire un incomparable ancêtre Africain qui prend sa place dans la généalogie de toutes les familles, de toutes les tribus, de tous les villages et de toutes les croyances. Son aura dépasse de loin celle de Senghor partisan d’une négritude de l’« assimilation », de « synthèse » qu’on pourrait traduire en termes « modernes » tout aussi bien par « créolisation » ou « culture de l’universel ». C’est-à-dire, des manières différentes de diluer la part africaine dans une « culture universelle » sans cesse redéfinie et recomposée par les dominants.

Tel n’est pas l’avis de Césaire : son lien avec l’Afrique ne souffre d’aucune négociation. L’aura de Césaire est comparable à celle de son ami Cheikh Anta Diop, l’éminent égyptologue combattu par Senghor et dont les travaux sur l’identité africaine ne sont devenus des évidences qu’après sa mort en février 1986. Comme pour Césaire, « son œuvre parle pour lui » dans l’étendue spatiale de son peuple c’est-à-dire l’Afrique, les Caraïbes et les Amériques.

Une saison au Congo ou l’oraison
funèbre de Patrice Lumumba

Césaire est au fait de tout ce qui se passe en Afrique. Il réfléchit, dit-il, chaque jour pour trouver des solutions. La destitution et l’assassinat de Patrice Lummumba l’a longuement attristé. Dans Une saison au Congo, il entreprend de mettre en scène cette tragédie pour mieux l’expliquer aux Africains. Il met en lumière le poids des intrigues extérieures contre le continent, celles qui lui empêchent de se développer. Il montre l’absurdité des querelles dites ethniques et que « l’ennemi extérieur » comme il le répète profite des querelles sinon les encourage, les alimente pour faire main basse sur les richesses du continent. Car la seule chose qui intéresse « l’ennemi extérieur » ce n’est ni l’unité et la conciliation entre les Africains en conflits, mais plutôt, les richesses de leurs sols et sous-sols. Et Césaire de mettre cette réplique dans la bouche de Lumumba répondant au roi des Belges :

« Nous sommes ceux que l’on déposséda, que l’on frappant, que l’on mutila, ceux que l’on tutoyait, ceux à qui l’on crachait au visage. Boys-cuisine, boys-chambre, boys comme vous dites, lavadères, nous fûmes un peuple de boys, un peuple oui-bwana, et qui doutait que l’homme pût ne pas être l’homme, n’avez qu’à nous regarder.

Sire, toute souffrance qui ne pouvait souffrir, nous l’avons souffert. Toute humiliation qui se pouvait boire, nous l’avons bue.

Mais camarades, le goût de vivre, ils n’ont pu nous l’affadir dans la bouche, et nous avons lutté avec nos pauvres moyens, lutté pendant cinquante ans et voici : nous avons vaincu.

Notre pays est désormais entre les mains de ses enfants.

Nôtre, ce ciel, ce fleuve, cet air,

Notre, le lac et la forêt. »

Les dialogues de ces textes sont saisissants, parce qu’il y a, dans le théâtre césairien le souci d’écrire l’histoire, écrite par des intellectuels africains. Le dramaturge devient historien et chroniqueur de l’histoire de son temps. Dans d’autres scènes, Césaire déroule de manière exceptionnelle les intrigues et les intrigants « maléfiques » qui complotent, mais aussi, les peuples qui sont instrumentalisés à travers leurs appartenances identitaires. Ce texte a une dimension prémonitoire dans le sens où il pose, avec des décennies d’avance, tous les problèmes qui bloquent une véritable unité africaine. En jetant un coup d’œil sur les conflits qui traversent, aujourd’hui, la République démocratique du Congo (RDC) et de la région des grands lacs dans son ensemble, on peut encore rejouer Une saison au Congo, à guichet fermé, à Kinshasa, Bujumbura, Kigali, Goma ou Butare. Les chefs de guerre et leurs commanditaires se battent autour du Coltane, matière indispensable à la fabrication de nos téléphones portables. Cette tragédie qui se joue depuis des siècles ne s’arrêtera sans une vision au-delà des simples intérêts individuels ou groupusculaires.

Une saison au Congo est donc la meilleure oraison funèbre après l’assassinat de Patrice Emery Lumumba, porteur, comme d’autres leaders révolutionnaires africains, de réels changements. Pour Césaire, les générations africaines doivent connaître l’histoire de cet homme assassiné par les « ennemis de l’extérieur ». Là encore, Césaire administre sa leçon d’ancêtre : faire prendre conscience de l’état de l’Afrique aux générations présentes et futures dans une perspective de changement radical et positif. Sa plume se met en marche pour défendre une cause de manière percutante. Sa littérature est donc une littérature de combat. Il s’attaque dans cette œuvre à l’impérialisme, ses rouages et ses manipulations criminelles contre le développement et l’émancipation des nations africaines. Enfin, Césaire s’investit avec raison d’une mission d’intellectuel organique de l’Afrique, d’intellectuel responsable engagé dans la recherche d’une émancipation sans concession face à tous les oppresseurs.

Ces engagements littéraires sont pour la jeunesse africaine comme des « armes miraculeuses », des « salves », des « projectiles » à utiliser contre les dictateurs locaux et l’impérialisme co-associés et co-responsables dans le pillage de l’Afrique. Césaire offre sciemment les outils d’une lutte et d’un combat contre toutes les oppressions. Sa poésie et son théâtre n’ont de sens que s’ils participent à l’émancipation des peuples, à leur libération et à leur inscription dans la civilisation de l’universelle. Cette civilisation serait, en fait, la preuve de la reconnaissance de l’histoire et de la culture de l’autre ou plus simplement de la reconnaissance de l’autre en tant qu’homme. Toute son œuvre est traversée de révoltes, de rebellions et de révolutions. C’est sans doute cela qui intéresse les Africains au regard de leurs conditions sociales, économiques et politiques. D’ailleurs ses textes font plus sens à la lumière des réalités africaines qu’européennes. C’est une critique indispensable pour tous ceux qui veulent comprendre et changer l’état actuel du continent. Dans ce sens, Césaire reste encore indispensable et utile à la réflexion militante quotidienne.

Contre la colonisation de l’Afrique

Le travail qui marque encore les Africains est sans doute le Discours sur le colonialisme. Ce texte est inscrit au programme de littérature africaine des classes secondaires. Il marque par sa forme et son actualité. Lorsqu’on le découvre pour la première fois, on est interpellé par sa « radicalité » en même temps que sa concision dans la désignation des faits. Césaire dit, dans ce texte écrit en 1950, que : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a eu au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte une fillette violée et qu’en France on accepte un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il est sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.(...) »

Plus loin il ajoute : « Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourne, en chicote et l’homme indigène en instrument de production. À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification. J’entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.

Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. On se targue d’abus supprimés.

Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens - très réels - on en a superposé d’autres - très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité (...). »

Il rajoute encore : « Cela dit, il parait que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un "ennemi de l’Europe" et un prophète du retour au passé anté - européen.

Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir un retour.

La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est "propagée" ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.

Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux (...) ».

Ce texte est central dans le travail de Césaire. Il critique toute l’œuvre coloniale et ceux qui parlent aujourd’hui de ses bienfaits aux colonisés. Ce livre nous ramène brutalement à une actualité récente d’une loi votée par les députés français, en 2005, sur les « bienfaits de la colonisation. Cet événement fait suite au vote de la loi sur la qualification de l’esclavage comme crime contre l’humanité dite « loi Taubira » en 2001. Globalement, le contexte français était en pleine ébullition. Plusieurs associations de personnes d’origine africaine et antillaise se sont mobilisées pour protester contre la loi sur les bienfaits de la colonisation.

L’ascension de Nicolas Sarkozy dans la conquête du pouvoir le conduisait à des déclarations qualifiées de racistes par plusieurs associations. En refusant de recevoir Nicolas Sarkozy, Aimé Césaire a écrit la dernière ligne de son discours sur le colonialisme. Il aurait salué la fin du régime Sarkozy de puissantes salves. On l’écrira pour lui.

Césaire est mort avec son intransigeance, sa subversion et sa fermeté face à toutes sortes d’oppresseurs. C’est d’ailleurs cela sa véritable identité.

Après sa mort, les intellectuels africains et les politiques se sont longuement exprimés sur Césaire pour lui rendre hommage y compris ses ennemis et ceux qui ont retiré ses livres des programmes scolaires de la république française. Tous étaient unanimes sur son rôle éveilleur des consciences en Afrique. Ils ont reconnu la pertinence de ses positions et de ses engagements. L’histoire lui a finalement donné raison sur toute la ligne.

Ancêtre repose en paix !

Le 17 avril 2008, Césaire est passé de l’autre côté à l’âge de 94 ans. Les hommages ont été nombreux. Dans certains discours, il est réduit à la négritude, comprise comme un mouvement littéraire d’Afrique et des Antilles. Dans d’autres, il est le grand intellectuel sans parler de ses œuvres. Un peu de ces cendres au Panthéon. Ces approches, malgré leur bonne volonté, réduisent le legs césairien à une simple œuvre littéraire. Ces approches veulent dépolitiser l’œuvre en sacralisant l’homme ; Elles veulent évacuer la dimension subversive, combative, anti-impérialiste. D’autres, par contre, le réduisent à un grand auteur d’Outre-mer.

Ces querelles de perspectives sont contraires à ses combats qui dépassent les Antilles dites françaises, se prolongent aux Amériques et s’achèvent en Afrique. Ce n’est pas juste de réduire son œuvre à une simple activité nationale ou insulaire. Aussi longtemps qu’on évoquera le travail de Césaire, il sera anormal de minorer sa subversion pour sauver la beauté de ses textes. Césaire ne demande ni exégèse ni hagiographie. En effet, on ne peut évoquer son œuvre sans ses engagements contre le colonialisme, l’impérialisme et les dictatures.

L’évocation de son humanisme doit, aussi, comprendre son rejet catégorique, radical et sans concession de toutes les formes d’atteintes à la personne humaine, toutes formes de racismes envers les populations noires et autres. Ses poèmes sont de véritables armes contre tous ces maux. Plus que du courage et de la compassion, il faut un engagement politique pour lire, à haute voix, le discours sur le colonialisme dans un monde où la subversion est édulcorée, tamisée et contenue dans des formes qui évacuent la radicalité. Face aux racistes, il lançait : le nègre vous emmerde ! C’est toute la trame d’une œuvre écrite dans la souffrance mais pour donner un espoir et un avenir aux autres. C’est le statut de Césaire en Afrique où il est encore et toujours au programme des écoles et universités.

Souley Hassane

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KANLENTO-AVULETE "vaillant combattant, nous devons lutter"
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